Charles Pinot Duclos, Mémoires secrets sur les regnes de Louis XIV et de Louis XV, in A. Petitot et Monmerqué (editors) Collection des Mémoires relatifs a l' histoire de France Tome LXXVI (Paris: Foucault 1829), pp. 446-450:
...Pendant que le parlement étoit en curée, il fut tenté d’attaquer un maréchal de France, après avoir fait justice d’un duc; mais le Régent jugea que c’en étoit assez , imposa silence, et sauva le maréchal d’Estrées.
Dubois ne se montra pas dans cette aH`aire : il étoit occupé de choses plus intéressantes pour lui. Le jésuite Lafiteau, évêque de Sisteron, et l'abbé Tencin, négocioient pour lui à Rome le chapeau de cardinal. Pour donner plus de poids à la sollicitation, il proposa au.cardinal de Rohan d’aller presser la promotion, avec promesse de lui procurer le premier ministère à son retour. Le cardinal, ne doutant point que sa naissance, ses dignités, les talens qu’il se supposoit, et les intrigues de Dubois, n‘effectuassent cette promesse, se disposoit à partir, lorsqu’on apprit la mort du Pape. Cet événement hâta le départ du cardinal, qui arriva à Rome muni de tout l’argent nécessaire pour suppléer au mérite du candidat.
Le Cardinal prit Tencin pour son conclaviste, et laissa en dehors Lafiteau pour recevoir les lettres de Dubois, qu’il venoit régulièrement leur communiquer. Il écrivoit a Dubois, le 5 mai, que, malgré la prétendue impénétrabilité du conclave, il y entroit toutes les nuits au moyen d’une fausse clef, en traversant cinq corps·de-garde. L’argent ni les bijoux ne furent pas épargnés; mais Tencin, ne s’en reposant pas sur ces foibles séductions, prit des mesures dignes de lui et de son commettant : il offrit au cardinal Conti de lui procurer la tiare par la faction de France, et des autres partisans bien payés, si Conti vouloit s’engager par écrit de donner, après son exaltation, le chapeau à l’abbé Dubois. Le marché fait et signé, Tencin intrigua si efficacement, que Conti fut élu pape (le 8 mai), et l’eût peut-être été sans aucune manœuvre par sa naissance, et la considération dont il jouissoit.
Après les cérémonies de l’exaltation, Tencin somma le Pape de sa parole. Le Pontife, naturellement vertueux, qui s’étoit laissé arracher ce malheureux écrit dans une vapeur d’ambition, répondit qu’il se reprocheroit éternellement d’avoir aspiré au pontificat par une espèce de simonie; mais qu’il n’aggraveroit pas sa faute par la prostitution du cardinalat à un sujet si indigne. L’abbé Tencin , qui ne comprenoit pas trop ces délicatesses de conscience, insista avec chaleur: le Pape résista avec fermeté. Quand celui-ci parloit de sa conscience, l’autre opposoit son honneur, et celui de Dubois; ces deux hommes réunis n’en pardissoient pas plus forts au Saint-Père. La lutte dura long-temps, et à différentes reprises.
Tencin voyant qu’il ne pouvoit persuader le Pape par des raisonnemens, le menaça de rendre le billet public. Le Saint-Père, effrayé, crut qu’il valoit encore mieux épargner ce scandale à l’Eglise, que de s’opiniâtrer à refuser un chapeau dont l’avilissement n’étoit pas sans exemple. Cependant le Pape balançoit encore, lorsque Scaglione, son secrétaire, vint dire aux négociateurs que son maître avoit grande envie d’une bibliothèque, mais qu’on en demandoit douze mille écus, et qu’il ne les avoit pas. La somme fut aussitôt comptée; et cette générosité emportant la balance, le Pape nomma (16 juillet) Dubois cardinal, pour anéantir le fatal billet. Mais il n’étoit pas à la fin de ses peines. Tencin, ne voulant point avoir été l’instrument gratuit d’une infamie, résolut d’en tirer parti pour se faire lui-même cardinal, en lit impudemment la proposition au Pape, et lui déclara qu’il ne rendroit le billet qu’à cette condition. Le Pape se vit alors plongé dans un abyme d’horreurs. Il pouvoit du moins s’excuser de la promotion de Dubois sur la sollicitation de la France, sur la recommandation de l‘Empereur, redouté à Rome, et que, le roi d’Angleterre avoit fait agir vivement; enfin sur le crédit et le ministère de Dubois, qui pouvoit être utile à la cour de Rome. Mais quels prétextes donner à la nomination de Tencin, sans décoration, sans appui, flétri par le procès qu’il venoit de perdre, par sa fortune même, presque aussi décrié que Dubois, sans être réhabilité par des dignités qui couvrent ordinairement une partie du passé, surtout en France, où tout s’oublie, où l‘on n’est frappé que du présent? Donner le chapeau à Tencin, c’étoit sinon dévoiler le vrai motif, du moins annoncer un secret honteux.
Le Saint-Père ne put se déterminer à faire jouir Tencin de sa perfidie; il en tomba malade, et depuis ne fit que languir. Une noire mélancolie, causée par le dépit et les remords, entretenue par la présence de Tencin resté ministre de France à Rome, conduisit à la fin Innocent XIII au tombeau.
Si l’abbé Tencin eût eu affaire à un Jules II ou à un Sixte V, il ne s’cn seroit pas tiré si heureusement. Nous le verrons un jour parvenir à ce désiré chapeau. Une circonstance du conclave qui ne doit pas être oubliée, parce qu’elle fait connoître l‘esprit de la cour de Rome, c’est ce qui regarde Alberoni. Poursuivi par l’Espagne, abandonné par toutes les puissances au ressentiment du Pape, fugitif, errant ou caché, cité devant une congrégation que Clément XI avoit chargée de faire. le procès jusqu’à la dégradation, il trouva son salut dans l’intérêt personnel de ses propres juges, ses confrères. Le sacré collége avoit été révolté dela promotion d’Alberoni; mais quand les cardinaux l’y virent agrégé, ils ne consultèrent plus que leur intérêt commun. Leur principe fixe est que lechapeau ne peut se perdre, pour quelque raison que ce puisse être; que la conservation ou la perte ne doit jamais dépendre du ressentiment des rois, ni même du pape; que si la nécessité exige oit le sacrifice d’un cardinal, il vaudroit mieux le priver de la vie que de le dépouiller de la pourpre. Un cardinal prince peut la quitter pour régner, pour se marier, par l’intérêt de sa maison, mais le sacré collége ne souffriroit pas qu’un cardinal renonçât au chapeau par scrupule de l’avoir mal acquis,·par esprit de pénitence : témoin le cardinal de Retz, dont la démission fut rejetée.
La congrégation nommée pour juger Alberoni tira ce procès en longueur jusqu’à la mort de Clément XI, et ne l’auroit jamais terminé.
Comme la voix au conclave est le plus grand exercice de la puissance de cardinal, ce qui en constate principalement la grandeur, le collége ne manqua pas d’y appeler Alberoni, qui ne s’y rendit qu’à la seconde invitation : il y fut reçu avec les mêmes honneurs que les autres cardinaux. Après l’élection, il ne fut plus question du procès. Il prit un palais à Rome, s’y distingua par sa dépense, eut quelquetemps après la légation de Ferrare, et vint ensuite se reposer et mourir tranquillement à Rome en 1752.
Dubois, devenu cardinal, s’avançoit de plus en plus vers la place de premier ministre. On n`en pouvoit pas douter, en voyant son empire sur l`esprit du
Régent. Ce prince avoit dit vingt fois que si ce coquin osoit lui parler du chapeau , il le feroit jeter par
les fenêtres. Il n`y avoit pas huit jours qu’il s’en étojt
expliqué en la présence de Torcy, lorsqu’à la fin d’un
travail il lui dit : « A propos (sans que rien amenât cet à propos), songez à écrire à Rome pour le chapeau de l’archevêque de Cambray : il en est temps. ` Le duc de Saint-Simon, pour qui le Régent avoit
une estime et une amitié particulière, ne pouvoit,
dit-il dans ses Mémoires, concevoir de telles disparates; mais il ignoroit que ce prince eût écrit lui-même au Pape en faveur de Dubois. Je ne vois, dans
la conduite du Régent, que les inconséquences apparentes de tous les caractères foibles, qui ne résistent à rien, accordent tout, en rougissent intérieurement, et ne se déclarent qu’à la dernière extrémité, surtout
devant ceux dont la probité leur impose. Il y a de certains actes de confiance que l’estime même interdit. En effet, Dubois étoit si sûr de sa nomination, que
le Pape ayant donné, six semaines après son exaltation, le chapeau à son frère, bénédictin du Mont-Cassin et évêque de Terracine, Dubois eut l’insolence
de se plaindre de n’avoir pas été nommé le même
jour. Il le fut un mois après, avec Alexandre Albani,
un des neveux de Clément XI. J‘en fais mention, parce que faurai occasion d’en parler dans la suite,
lorsqu’il sera question du cardinal de Bernis.
Comme je me suis fait une loi de dire la vérité, et
de marquer les occasions où ceux qui avoient habituelIement la plus mauvaise conduite en ont eu une
bonne , j’ajouterai que le cardinal Dubois se comporta, à la nouvelle de sa promotion, avec tout l`esprit et la
sagesse possible. Il ne témoigna ni engouement ni
embarras dans ses visites de cérémonie. Le jour qu’il
reçut la calotte des mains du Roi, après avoir fait son
remercîment, il détacha sa croix épiscopale, la présenta à l’évêque'de Fréjus (Fleüry), et le pria de la
recevoir, parce que, dit-il , elle portoit bonheur.
Fleury la reçut en rougissant aux yeux du Roi et de
la cour, et, qui plus est, fut obligé, en courtisan,
de s’eu décorer; ce qui lui attira quelques plaisanteries, dans un temps où l’on ne pouvoit pas soupçonner qu’il y eût rien à risquer pour l’avenir.
Dès que l’abbé Passarini, camérier du Pape, eut apporté la barette, le cardinal Dubois la reçut des mains du Roi, et fut, ensuite conduit aux audiences de règle, chez Madame, mère du Régent, et alors première dame de France, où il prit le tabouret; chez Son Altesse Royale, femme du Régent, où il eut la chaise à dos....
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