Antoine Aubery, L' histoire du Cardinal duc de Joyeuse (Paris: 1664), pp. 95-107:
Sire,
Monsieur le Cardinal du Perron, M. l’Ambassadeur et moy avons esté d 'advis de dépecher ce courrier à V. M. encore que par un autre elle ait esté aduertie de la creation de ce Pape, non feulement parce qu’en icelle se sont passées des choses si notables et extraordinaires, qu’elles meritent bien que vous les sçachiez promptement; mais principalement parce que V.M. y a tant de part, que j ’ose bien dire qu’encore qu’elle n’ait pas eu cette fois le sujet qu’elle desiroit sur tous autres, comme elle eut en l’autre Conclave, parce qu’il nous a esté impossible, comme elle entendra particulierement par une entiere relation que j ’espere dresser de tout ce qui s’est negotié dans ledit Conclaue; si est-ce que le nom et l'authoritê de V.M. a bien eu sans comparaison plus d’éclat et d' éminence en cettuy-cy, qu'elle n’eut en l’autre, comme elle jugera par le discours de ce qui fe passa Lundy 16. de May , et le jour de la creation du Pape, remettant à vous faire sçauoir le reste une autre fois.
Ce jour là donc, Sire, le Cardinal Aldobrandin nous fit entendre que s estant resolu de n’aller à aucune des creatures du Cardinal Montalto, et voyant la pluspart et les meilleures des siennes excluses, il estoit refolu de tenter ce jour-là de faire Pape le Cardinal Tosco, et desiroit fçauoir si nous en estions contens. Je luy dis que j' en parlerois aux Cardinaux François, et luy en rendrois aprés la response.
Nous nous assemblasmes ,et aprés auoir bien discouru sur cet affaire, nous eufmes beaucoup de peine à nous y resoudre, parce que ledit Cardinal estoit estimé homme qui n’auoit point mené vne vie fort exemplaire, prompt à la colere, et accoustumé à dire des paroles peu honnestes, et à d’autres habitudes messeantes, non feulement à un chef de l’ Eglise ; mais aussi à quelque personne que ce foit, qui ressent tant soit peu une honneste et liberale nourriture: et enfin tel que nous n’en esperions que peu d’avancement pour le bien de l’ Eglise, et peut-estre du reproche et du deshonneur à tout le sacré College des Cardinaux. Neantmoins voyant le peu d’esperance que nous avions d’ailleurs, d' avoir un sujet qui nous deust beaucoup plaire, la crainte de tomber en quelqu'un des exclus par V. M. le desir de ne déplaire au Cardinal Aldobrandin, et finalement l’opinion que nous avions que cét homme seroit bien incliné aux afîaires de V. M. pluftot qu’autrement, nous nous resolusmes d'asseurer le Cardinal Aldobrandin, que nous consentions à cette élection.
Cependant que nous luy fismes cette réponse, nous trouvasmes les affaires fort auancées: car il avoit desja parlé à Montalto, qui avoit assemblé ses creatures, et ne pouvoit se resoudre d’aller à ce sujet, parce qu’il l’ abhorroit‘ et craignoit grandement, et ne pouvoit rien faire au contraire, n’ayant point de nombre de Cardinaux suffisant à son exclusion, parce que Ste Cecile et les autres qui avoient fait ligue avec luy, suivant la bonne coustume des ligues, ayant esté pratiquée d' un costé par Aldobrandini,et d’autre par les Espagnols, l’auoit abandonné.
En cette incertitude, la rumeur estoit dans le Conclave, et le Cardinal Aldobrandin assemble ses creatures, et leur fait entendre sa resolution. Nous autres Cardinaux François faisions un corps à part, et nous tenions à quatre ou cinq pas d’eux, pour monstrer que nous nous unissions avec eux. Ledit Cardinal Aldobrandin ayant achevé de parler a ses creatures, nous partons tous ensemble; et estans arrivez devant la chambre du Cardinal Montalto, il entra dans icelle pour le prier et conjurer de se resoudre. Il demanda un peu de temps: neantmoins la foule, le bruit et le tumulte s'accroissant, et en un lieu bien estroit comme celuy où nous estions, les deux dits Cardinaux se prirent par la main, s'acheminant à la Chapelle où l’ on deuoit faire l' élection. Nous autres François suivions,nous soucians fort peu de nous advancer, ny d' avoir grand part en cette élection.
Sur cela, se presente le grand Cardinal Baronius ( il se peut, ce me semble, appeller tel en cette action ) lequel ayant tousjours protesté à Aldobrandin qu' il n' iroit jamais à l' adoration de ce sujet, que le dernier, dit tout haut à cette grande troupe confuse; qu’ il vouloit que les paroles qu' il alloit dire fussent sceuës par la posterité, et usa de ces mots du Psaume, Scribantur haec in generatione<m> altera<m> [Psalm 102. 18]: Que celuy que nous allions élire estoit indigne de cette charge. Que c’estoit faire une grande playe à l’Eglise: Qu' il ne feroit point de schisme : mais qu’il n’iroit que le dernier à son adoration. Nous vismes alors vn zele bien ardent à l’honneur de Dieu, et un·exemple fort rare, qu’ un seul Cardinal, sur l’ acte propre de l’adoration, et voyant tous les autres unis, osast parler avec tant de liberté.
Sur ces paroles, le Cardinal Montalto se tourna vers le Cardinal Aldobrandin, et luy dit, Faisons ce saint homme Pape, qui parle avec tant de zele. Sur cela le Cardinal Iustiniano se mit à crier, Baronio. Cette voix fut suivie de quelques autres. D’autre part on se mit à crier, Tosco. Et sur ces cris de Baronio et de Tosco, qui resonnoient par tout le Conclave, plusieurs Cardinaux fe prennent avec violence, et tirent les uns pour Baronio, les autres pour Tosco: Et des Conclauistes mefmes furent si hardis, qu’ils entraisnerent des Cardinaux par les rochets et par les bras, qui pour l un, qui pour l‘ autre.
En ce bruit et confusion, qui alloient tousjours croissant, nous nous acheminasmes en une grande sale, où les Papes ont accoustumé de receuor les Ambassadeurs des Rois, à chaque bout de laquelle il y a vne Chapelle, l’ une desquelles est appellée Pauline, l' autre sert aux offices ordinaires que le Pape fait avec les Cardinaux , et est appellé de Sixte, et en laquelle en ces occasions se retirent ordinairerment les Cardinaux qui veulent faire l’ exclusion ouverte, sur l' acte d’adoration. De fortune je prend mon chemin en la Chapelle Pauline, tant parce que je voyois qu' on y emportoit Baronio, lequel resistoit tant qu' il pouvoit, s’attachant par les pieds et par les mains aux colomnes et aux portes, criant, Je ne veux pas estre Pape, faites un autre Pape qui soit digne du S. Siege: qu’aussi parce que c'estoit le lieu où se deuoit faire l' adoration de l’ un des deux qui seroit éleu par commun consentement.
Il aduint que le Cardinal Aldobrandin, les Espagnols, Ste Cecile, et Farnese se voyans surpris de cette soudaine acclamation en faveur de Baronio; au lieu de venir en la Chapelle des élections, emmenerent le Cardina Tosco en l’autre: et quelques-uns userent de violence en y traisnant ceux qui n’y vouloient point aller, et en retenant d' autres qui avoient esté emportez parla foule contre leur volonté.
Nous fusmes bien prés de demie heure dans la Chapelle Pauline, si estourdis que nous ne sçavions ny pourquoy
nous estions là, ny ce que nous y faisions; et nous estans un
peu reconnus, on commença à dire que nous estions là nombre suffisant pour faire l’ exclusion de Tosco. Je leur dis qu’ils se trompoient·grandement, et que nous n’ auions
pas cette intention: au contraire que nous estions venus a dessein de le faire Pape. Et de faict, Messieurs les Cardinaux François et moy voulans sortir de cette Chapelle,
on nous prie et coniure de ne bouger point; et moy continuant a vouloir fortir, et m' efforçant d' ouvrir la porte, il y eut deux ou trois Cardinaux, lesquels en pleurant, me
saisirent fort bien au corps, et m’ empescherent avec grande violence de passer plus avant. Je ne continuay point à
faire plus grande instance, et me contentay de faire plusieurs grands signes de croix, pour leur monstrer l’estonnement et l’ admiration en quoy j ’ estois de voir une si extraordinaire procedure, en personnes de telle qualité. Nous nous asseons froidement, et au bout d’une demie heure, le
Cardinal Aldobrandin entre dans cette Chapelle avec
grande émotion , se plaignant à Montalto, de ce qu’on retenoit là plusieurs Cardinaux contre leur volonté; Montalto se plaignit de mesme à luy, de ce qu’on en faisoit autant en l’autre Chapelle. Ils viennent aux paroles entre
eux , et s’ eschaufferent grandement l' un et l' autre. Sur cela le Cardinal Aldobrandin dit qu’il ne falloit point faire
de Pape en cette confusion; qu’il se contentoit, si on le trouuoit bon, qu’on se fist des promesses reciproques de ne
traiter rien d`un costé ny d’autre iusqu'au lendemain aprés
le Scrutin. Ils s’en contenterent : mais il advint que l’un
ne se voulut pas fier de l’autre. Surquoy le Cardinal Sauli
proposa qu’il falloit donner la parole de l’un et de l' autre
costé au Cardinal de Joyeuse, et qu’on se fieroit en luy: qu’il
estoit né Gentil-homme, et n’y voudroit point manquer. Ils en furent contens, et me toucherent tous deux dans la main.
Sur cela, Monsieur le Cardinal du Perron estant inspiré, comme je croy, de Dieu, parce que de cecy dépendit aprés le succez de l' affaire, fe mit à leur dire qu'ils advisassent bien à la parole qu’ils donnoient; que pour nous, nous la maintiendrions constamment jusques à nous declarer contre celuy qui la romproit, quand bien ce seroit en faveur du Cardinal Baronio : Vers lequel Aldobrandin s’estant tourné, et luy demandant s’il n’estoit pas content de ce que nous auions traité ensemble; le bon Cardinal ne le voulut pas écouter, protestant tousjours qu’il ne demandoit autre chose, sinon qu’il proposast un homme de bien, desquels il auoit bon nombre parmy ses creatures: et luy monstra le Cardinal Bellarmin, disant qu’il estoit preft de se jetter à ses pieds.
Aprés cela,le Cardinal Aldobrandin s’en va parler à ses creatures, en l’autre Chapelle : en reuenant bien-tolt aprés, il me dit qu’ils estoient d'aduis de faire un Pape ce jour-la. Je luy répondis que c'estoit contre sa parole. Il me repliqua qu’il nous auoit donné parole seulement, de faire tout ce qu’il pourroit pour le faire approuver aux siens: mais qu’eux ne le voulant, il ne pouvoit s’en separer. Sur cela j ’appelle le Cardinal Montalto, et le prie d’oüyr ce que me disoit Aldobrandin, et de me dire s' il vouloit aussi fe départir de sa parole, afin que je fusse libre et déchargé de la mienne envers les uns et les autres. Le Cardinal Montalto monstra s’en soucier fort peu; et j'eusse esté bien aife certes d ‘en estre delivré, ne sçachant comme reüssiroit toute cette mélee.
Monsieur le Cardinal du Perron ayant, comme j’ ay dit, cy-dessus, promis expressement que nous irions contre le premier qui manqueroit; et jugeant bien en fa conscience qu' Aldobrandin manquoit de son costé, et Dieu l’inspirant, se resolut à luy dire avec fort grande liberté, et fort genereusement, que selon ce ‘qu’il avoit entendu et compris il jugeoit en son ame qu’ Aldobrandin rompoit la parole qu’il auoit donnée, que pour nous, quoy que ce fust, nous n’ y manquerions jamais, l’ayant donnée en face de la Chrestienté, et que nous ne ferions rien jusques au lendemain.
Cela estant passé, le Cardinal Montalto vint à nous avec tres-grande submission et humilité, contre sa coustume, nous priant que nous eussions pitié de luy, et nous remonstrant que nous auions en nostre main, ses biens, sa fortune, et sa vie mefme: qu’il auoit tousjours esté vostre seruiteur, et vous seroit deformais tres-obligé, s’il nous plaifoit ne l'abandonner point en une li grande necessité.
Tous les autres Cardinaux qui estoient en la mefme Chapelle, vindrent en pleurant nous dire que leur conservation et leur ruine estoit entre nos mains: qu’ils estoient les plus anciens Cardinaux du College, et par consequent avoient rendu plus de service au S. Siege : qu’ ils auoient servy V. M. en son absolution, et en toutes les autres affaires qui s'estoient presentées pour vostre service, avec grande affection: que vous aviez recommandé beaucoup d’eux pour estre Pape: que les Cardinaux Baronio, Bellarmin, Camerin et Sauli estoient en cette compagnie: que nous eussions pitié d'eux, et ne les menassions point a la boucherie.
Le Cardinal Iuflinian, outre cela, vint en pleurant amerement nous dire de la part du Cardinal Montalto, que si nous nous voulions seruir de luy, il nous asseureroit non seulement de toutes nos exclusions, mais qu’outre cela il viendroit à toutes les creatures d’Aldobrandin, et à telle qu' il nous plairoit choisir; se départant luy et les siens de sa liberté pour la mettre entre nos mains, et en disposer comme il nous plairoit.
Sur cela le Cardinal Delfin, qui portoit grandement Tosco , me vint demander en quel estat et disposition nous estions en son endroit. Je luy dis que nous estions partis pour le faire Pape, et n’avions point changé de dessein, mais que nous estions depositaires des paroles et de la foy donnée. Il me demanda si nous voulions promettre absolument de ne changer point de volonté jufqu'au lendemain matin, parce que les Cardinaux qui estoient en l’autre Chapelle,s’estoient resolus d’y faire porter leurs licts comme plusieurs auoient desja fait, pour y coucher, et n’ intermettre point l’acte de l' adoration qu'ils avoient commencé. Je luy répondis que je ne pouvois luy donner cette asseurance, veu les grandssaccidens qui estoient arriuez, et pouvoient: survenir jusqu’au lendemain, et le miserable estat où se trouvoient ceux avec lesquels nous nous estions fortuitement rencontrez.
Nous nous assemblasmes aprés, pour voir ce que nous aurions à resoudre. Monsieur le Cardinal de Giury dit qu'on se deuoit tenir â la neutralité jusqu' au lendemain, craignant, comme il disoit, de perdre le Cardinal Aldobrandin. Mais Monsieur le Cardinal du Perron dit, qu’ordinairement telles sortes de conseils eestoient les pires et plus pernicieux en telles occasions et difficultez d’affaires. Jle dis qu’il me le sembloit, parce que le Cardinal Montalto pendant cette nuit s'affeureroit d'ailleurs, et que nous aurions perdu l’occasion de l' obliger et faire profit des grandes offres qu’il nous faisoit,. et si quand nous voudrions, nous ne pourrions pas le lendemain faire le Pape.
Monsieur le Cardinal du Perron dit tres bien et excellemment sur cela, que par les considerations susdites, et aussi parce qu'il estoit advenu que les Cardinaux Espagnols estoient en l’autre Chapelle, qui s'attribuoient l' honneur de faire le Pape, et le Cardinal d’Auvila ne cessoit de crier, Este es el solo que el Rey mi sennor quiere, et ningun otro: et que le Cardinal de Ste Cecile nous estoit venu parler comme nous rnenaçant,et qu’on faisoit entrer le Cardinal Madruzzo partisan d' Espagne dans le Conclave, où par sa maladie il n’estoit encore entré à la veuë de toute Rome, comme si c’estoit eux seuls qui faisoient le Pape, et qu'encore que le fort nous eust portez et retenus dans cette Chapelle, que neantmoins on diroit que nous ne serions venus ne cette élection qu’aprés les autres, et n'y acquerrions que fort peu d' honneur : finalement considerant que ledit Cardinal Tofco estoit un sujet fort peu recommandable, l' élection duquel repugnoit à la conscience des plus hommes de bien du College; il conclud que nous devions obliger Montalro, et accepter les offres qu’il nous faisoit et nous declarer à l' exclusion du Cardinal Tosco.
Messieurs les Cardinaux de Giury et Serafin [Séraphin Olivier Razzali] furent de mesme aduis, et moy plus que tous eux, estimant cette opinion tres-prudente et tres-genereuse. J' adjoustay seulement qu’il falloit tâcher de ne perdre point le Cardinal Aldobrandin, et faire qu'il trouvaft bonne notre resolution, y estant porté par tant de raisons, et principalement par celle-là, qu’ayant acquis tous ces vœux à nostre disposition, nous aurions plus de moyen de luy faire service à tel autre qu’il voudroit de ses creatures. Nous jugeasmes tous Monsieur le Cardinal du Perron le plus capable de tous autres, à luy faire gouster cette resolurion. Et nous ne nous trompasmes point : car il sceut si dextrement et si dignement faire cet office, qu’il nous vint dire qu'il ne s’en offenseroit point, à fon aduis, mais qu’il y vouloit un peu penser. Ce qu' ayant fait, il nous vint dire que puisque nous estions resolus à cela, il s’en contentoir; toutefois qu’il desireroit bien que nous fissions que Montalto nous promist: de ne tenter ny faire pratique pour aucune de ses creatures : laquelle condition nous jugeasmes estre trop inique; et pour aller plus meurement en une affaire de telle importance, nous fusmes d’auis d’entendre les opinions des Cardinaux Borromeo et Baronio, laquelle je leur demanday separément, et leur propofay nos doutes d’un costé et d’autre : enfin ils me conseillerent de passer outre. Je voulus encore parler au Cardinal Aldobrandin, et luy faire toucher au doigt combien nostre resolurion estoit auantageuse pour son seruice, outre que nous estions contraints de la prendre pour celuy de V.M. Je luy mis aussi en consideration qu’il nous la falloit faire promptement; parce que je voyois le Cardinal de Ste Cecile, et autres qui parloient auec Montalto, et en tiroient peut·estre quelque composition à nostre desavantage. Je luy representay encore, qu' il ne dessoit point entrer en aucune apprehension, parce qu'il auoit tousjours les mesmes seuretez. ll me dit qu’il le trouvoit fort bon, et que j’allasse promptement conclure cét affaire. Je luy conseillay de faire semblant de ne l’avoir point agreable, pour ne donner mécontentement a aucun de ses creatures.
Cependant Monsieur le Cardinal du Perron et moy allasmes acheuer cét affaire avec Montalto, et fut là conclusion telle, Qu' il seruiroit V.M. en toutes ses excIusions: qu'il iroit avec toutes ses creatures, en celle d’AIdobrandin qu’il nous plairoit choisir, et au temps et à l’ordre qu’il nous plairoit. Je luy fis particulierement promettre qu' il viendroit à S. Clement. Je luy representay aussi qu’il auroit à reconnoistre cette grace de V. M. de l’avoir delivré d’un si grand peril. Il nous accorda tout ce que nous luy avions demandé, et qu’il feroit profession de tenir cette grace de V.M. et la serviroit toute sa vie, comme il s’y reconnoissoit tres obligé. Nous nous touchasmes la main, et j ’ai allay dire à Aldobrandin comme tout s’estoit passé;. et particulierement comme ledit Montalto s’estoit obligé à nous, de venir à S. Clement. Il m’en remercia avec tres-grande affection , et nous dit qu’il nous en demeuroit infiniment obligé.
Les affaires estant pasées en cette façon,je creu certainement qu’ Aldobrandin jetteroit à l'heure tout son pensement sur le Cardinal S. Clement, et voudroit rompre cette assemblée pour traitter cét affaire au lendemain. Et pour donner sujet à tous de se retirer et faire le lendemain quelque chose de meilleur, je m'en allay le prernier en ma chambre, et Monsieur le Cardinal du Perron attendit encore dans ladite Chapelle pour achever d’asseurer le Cardinal Aldobrandin, qui ne vouloit point prendre confiance de Montalto, s’il ne reïteroit les mesmes promeffes en sa presence, ou du Cardinal Delfîn. Ce qui ne se pouvant faire lors, il fallut que ledit Cardinal du Perron luy promist que si aprés s' estre retirez dans leurs chambres, Montalto ne reïteroit les mesmes promesses, les Cardinaux François se joindroient le lendemain à Tosco. Je n’eus gueres esté en ma chambre, que le Cardinal Visconti me vint prièr et conjurer, que comme nous auions eu pitié des autres, que nous en eussions à cette heure de luy, et de ceux qui s' estoient declarez à l' exclusion de S. Clement. Et le Cardinal de Sainte Cecile me fit la rnesme priere pour luy. Je leur dis qu’il se falloit reposer, et que nous ne nous precipiterions point, et leur monstrerions que nous auions grand desir encore de les servir: quand voila contre toute mon opinion, et toute apparence, que le Cardinal Aldobrandin entra dans ma chambre, et me vint dire avec grande haste, que fi nous voulions, le Cardinal Borghese seroit Pape; et qu’il s’estoit retiré de la pratique de S. Clement, pour ne faire point déplaisir à tant de gens qui en demeureroient offensez, et particulierement le Duc de Parme, et le Cardinal Farnese, avec lesquels il desiroit se reconcilier; que tout le monde auoit fort agreable ledit Cardinal Borghese, et Montalto plus que tous les autres; mais qu’il luy auoit dit ne pouuoir rien faire sans nostre volonté, de laquelle dépendoit la sienne. Je luy dis que ce sujet me plaisoit fort, mais que je desirois bien, avant que de m’y resoudre, parler avec les Cardinaux François. Sur cela, il se mit à genoux, et nous supplia au nom de Dieu, et pour l’amour de luy ,et par tous les seruices qu’il auoit rendus à V. M. et par la memoire du Pape Clement, de ne luy donner point d’empéchement. Je luy répondis que je n'y voyois point de difficulté : mais que je ne voulois rien faire sans en parler ausdits Cardinaux.
Monsieur le Cardinal du Perron fut present à tout cecy: I’ envoyay prier les autres de venir. Nous allasmes vers la Chapelle, où les autres Cardinaux estoient tous assemblez. Je rencontray le Cardinal Montalto avec tous les siens, qui s’estoit acheminé vers ma chambre, pour faire seulement ce que nous trouverions bon, comme il y estoit obligé : nous nous retirasmes dans celle de Borromeo, qui estoit plus proche, où le Cardinal Aldobrandin vint, en nous pressant avec grande violence de nous resoudre. Je demanday au Cardinal Montalto, encore qu’il nous eust obligé sa volonté, si ce sujet luy estoit agreable. ll me dit, que non seulement il luy estoit agreable, rnais que nous l' obligerions fort de nous en contenter. Le Cardinal Aldobrandin nous supplia de luy faire cette grace, que de le vouloir. Je luy dis que je loüois Dieu, qu‘en servant deux personnes que nous honorions grandement, nous avions pour Pape celuy que V. M. desiroit le plus, et un si homme de bien et de vie si exemplaire, comme estoit le Cardinal Borghese. Et dés la parole prononcée par vos serviteurs, et de votre part, Sire, il fut fait Pape. Nous allasmes incontinent a la Chapelle Pauline, où il fut éleu du commun consentement de tous : et lors que je luy baisay les pieds, il me dit qu'il reconnoissoit sa promotion au Pontificat, de V. M. et qu’il ne pouuoit paruenir personne en cette dignité , plus affectionnée à vostre personne ny à vostre couronne, que luy ; et que nous le vous écriuissions.
Voila, Sire, le succez de la negotiation de ce jour-là, et de la fin du Conclaue; de laquelle je croy que V. M. receura beaucoup de contentement, voyant la disposition des affaires s’estre rencontrée telle que les Cardinaux vos sujets sont demeurez comme les arbitres du Conclave, et ayent eu si belle occasion d'obliger à vostre service , des principaux sujets du College; et que contre leur premier dessein, et par pure inspiration de Dieu, ils ayent empéché que l’Eglise n'ait point eu pour chef, un homme de qui la vie et la reputation estoit aucunement tachée, et que puisque nous estions contraints de tomber en un sujet indifferent, à cause de l’obstination du Cardinal Aldobrandin en ses creatures, desquelles nous ne pouvions esperer Baronio, ny autre personne que vous eussiez particulierement recommandée; nous en ayons eu un, lequel sans aucune contradiction est estimé tres-homme de bien, et tres-sage, d' une bonté et douceur de nature merveilleuse, tres·usité aux affaires Ecclesiastiques, esquelles il s’est continuellement employé , et aux premieres charges de cette Cour, et particulierement en celle de Vicaire du Pape, laquelle il a exercée fort dignement. Je veux croire qu’ayant toutes ces bonnes qualitez, il sera agreable à V. M, et utile à la France. A quoy j ’espere qu’il sera encore plus porté, par la reconnoissance qu’il aura d’ auoir esté bien servy des Cardinaux vos sujets, en son éleection; ne se pouvant nier qu'ils n’ayent esté les instrumens de la volonté de Dieu, pour empécher que le S. Siege n' ait esté remply d’autre personne, afin de le reserver à luy à qui Dieu l’auoit destiné pour le bien et service de son Egliie. Je suis obligé aussi de témoigner à V.M. comme les Cardinaux ses sujets, se sont tres-bien comportez en cette action.
Quant à Monsieur le Cardinal du Perron, je ferois tort à la verité et contre vostre service, si je ne vous témoignois comme sa prudence et grand courage, et l'authorité que sa reputation luy a iustement acquise, ont esté la principale cause de l’ honneur, que le party de V. M. en cette Cour a si heureusement acquis en ce Conclave et en l’autre. J’oubliois de dire à V. M. que les Espagnols n’ont non seulement aucune part en la creation de ce Pape, mais aussi qu’il estoit fait, auant qu’ils en fussent averrtis; et lors qu’on commençoit à se mouvoir pour le mener a la Chapelle, on vid le Cardinal d'Auila s`informant qui estoit celuy qu’on vouloit faire Pape. Sur ce, je prieray Dieu vous donner, Sire, etc.
De Rome ce 19. May 1605
There exists an Italian version of this letter, in a manuscript in the Biblioteca Vallicellana, Q 48, fol. 158 ff.; Hugo Laemmer, Meletematum Romanorum Mantissa (Ratisbonae: 1875), pp. 360 n. 1.
John Paul Adams, CSUN
john.p.adams@csun.edu